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Ex-employé de Microsoft, graphiste, traducteur… Cinq Français racontent à «Libé» comment l’intelligence artificielle a fait chuter leurs revenus, supprimé leur métier ou remplacé leurs postes du jour au lendemain.
L’IA a pris leur emploi : «On ne pensait pas que ce serait si violent»
Elise Viniacourt ** Ex-employé de Microsoft, graphiste, traducteur… Cinq Français racontent à «Libé» comment l’intelligence artificielle a fait chuter leurs revenus, supprimé leur métier ou remplacé leurs postes du jour au lendemain.**
Licenciés, précarisés, réorientés… Ils et elles ont vu l’intelligence artificielle débouler et bouleverser leur carrière. A l’heure où l’IA est brandie par de grandes boîtes américaines (Amazon, Microsoft, IBM…) pour justifier la suppression de dizaines de milliers d’emplois , la moitié des 2 000 cadres dirigeants dans 13 pays interrogés dans le cadre d’une étude internationale disent avoir déjà réduit leurs effectifs pour cette raison. Et en France ? Plus silencieuse, la casse algorithmique est aussi déjà à l’œuvre.
Employé remplacé du jour au lendemain, salarié de grande boîte tech sacrifié sur l’autel de l’innovation, graphiste en chute libre et autres freelances aux missions taries… Cinq travailleurs et travailleuses ont accepté de raconter à Libéle poids de l’algorithme dans leur métier. Face à l’avenir, certains disent leur angoisse, d’autres leur optimisme. Tous ont un point commun : totalement ou partiellement, l’IA fait disparaître leur job.
«Quand on a su, on a fait des bonds»
Sylvain Le Quéré, 44 ans, ex-employé en administration des ventes pour Onclusive (Ile-de-France)
«J’ai travaillé vingt ans pour la société Onclusive (auparavant appelée TNS et Kantar), une entreprise spécialisée dans la veille médiatique pour des boîtes du CAC 40 et certains ministères. On leur envoyait des revues de presse sur des thématiques de leur choix. En janvier 2022, la société a été rachetée par le fonds d’investissement américain STG. Un an et demi plus tard, le cauchemar a commencé, avec un plan social massif. Sur les 200 postes de la production, seuls 26 devaient être épargnés.
«Pour gagner en rentabilité, l’entreprise a voulu remplacer ses effectifs par une IA type ChatGPT , censée compiler les infos à leur place. L’outil avait été développé par des équipes de STG en Inde. Quand on a su, on a fait des bonds. On se doutait que quelque chose se tramait, mais on ne pensait pas que ce serait si violent. A l’époque, j’étais délégué CFE-CGC Fieci, nous nous sommes mis en grève avec l’intersyndicale et avons alerté les médias. La direction a fait machine arrière et a fini par proposer un autre plan qui conservait 52 emplois. Nous avons négocié des enveloppes pour des formations et sommes partis.
«Avec le recul, j’ai l’impression que nous avons été jetés de l’avion avant de savoir si le parachute se déclencherait. La boîte a depuis délocalisé une partie de ses activités à Madagascar, sans grand changement sur sa politique commerciale. La formule premium offre toujours une revue de presse faite par un humain. Seule nouveauté : une version basique entièrement générée par IA est proposée. Ses résultats sont plutôt mitigés. Par exemple, sur le mot-clé “rafale”, le logiciel ne fait pas la différence entre avions de combat, rafales de vent et la voiture Renault. L’université Paris-Dauphine reçoit des recettes de pommes dauphines…
«On se moque mais au fond c’est triste. Les effectifs qui restent sont en souffrance. Nous avons malheureusement aussi appris les suicides de deux anciens salariés… Beaucoup d’employés licenciés avaient énormément d’ancienneté. Aujourd’hui, je bosse sur Roubaix dans une asso, le Fil de l’Epeule, contre l’illectronisme . J’aide des gens à faire leurs démarches administratives en ligne. Je suis en contact avec des humains, et ça me donne du sens. Les robots, je ne veux plus en parler.»
«On est devenu des chiffres, dégagés parce qu’on ne rentrait plus dans les lignes de profit»
Arnaud (1), ex-employé de Microsoft France (Ile-de-France)
«C’est pas très propre, ce qu’il s’est passé. Chez Microsoft , il y a eu deux vagues mondiales de suppressions de postes : 6 000 en avril et 9 000 cet été. En France, une centaine de salariés a dû partir, dont moi. Contrairement aux collègues américains, ça n’aurait pas été légal de nous virer par SMS. Ça s’est donc fait par rupture conventionnelle collective. Le motif ? La boîte devait resserrer son organisation et ses investissements sur l’IA. Certains se sont portés volontaires pour partir et commencer une reconversion. Moi, je l’ai vécu comme un plan social déguisé.
«Ils ont gratté jusqu’à l’os en ciblant par exemple des postes de l’avant-vente. On est devenus des chiffres dans des tableurs Excel, dégagés parce qu’on ne rentrait plus dans les lignes de profit. Dix ans que je bossais pour Microsoft, et du jour au lendemain, on m’a fait comprendre qu’il valait mieux que je parte. J’ai consulté une avocate puis, devant les indemnités proposées, j’ai renoncé à les poursuivre : il y avait plus à perdre qu’à gagner.
«Ça a été d’autant plus dur à accepter que j’ai connu de belles années. L’arrivée à la tête de l’entreprise de Satya Nadella en 2014 et le virage du cloud. C’était génial, on changeait de dimension, on aidait les autres sociétés à révolutionner leur business… Chaque année, il y avait un grand raout aux Etats-Unis, avec des concerts privés incroyables. Lenny Kravitz, Lady Gaga, Katy Perry… On bossait dur mais on s’éclatait. Et puis le Covid est arrivé. Les raouts ont disparu et Microsoft est devenue une boîte comme les autres. Le fun s’est perdu et les premières vagues de licenciements ont déferlé.
«Quand l’entreprise a pris le tournant de l’IA en investissant dans OpenAI , la société de ChatGPT, c’était excitant. C’était une évolution technologique majeure et j’étais content qu’on s’impose. L’IA, on s’en est jamais trop méfiés : on est encore loin de Skynet. Chez Microsoft, ça nous fait gagner du temps sur les résumés de réunions, mais ça ne remplace personne. Je pense que les entreprises qui la brandissent pour justifier des licenciements font de l’IA-washing. La réalité des choses est on ne peut plus banale : Microsoft n’est pas une asso, c’est une entreprise qui doit faire des profits.»
«Tout ce que j’aime, une IA peut le faire à ma place : c’est une mort de l’ego»
Marina (1), 34 ans, graphiste freelance (Auvergne-Rhône-Alpes)
«Le graphisme, ça fait partie de moi. Je pratique cette profession en freelance depuis dix ans maintenant et c’est extrêmement difficile de digérer le fait que tout ce que j’aime – écrire, dessiner, designer –, une IA peut désormais le faire à ma place . Et le fera demain sûrement mieux que moi. C’est perturbant, c’est une mort de l’ego, une blessure narcissique profonde.
«Jusqu’ici, je travaillais aussi bien pour des grands groupes que pour des petites entreprises, des associations et des établissements publics. Je faisais des refontes d’identité visuelle, je façonnais l’esthétique de sites web… J’avais une palette variée d’activités. Mais depuis le début de l’année 2025, je vois la différence. Les commandes sont annulées, mises en pause ou reportées, les clients se font plus rares. Parfois, ceux qui restent viennent avec un brief prétravaillé par l’IA. Par exemple, une fromagerie m’a fourni récemment un logo généré artificiellement qu’elle voulait que j’améliore.
«Ça contribue à un manque à gagner : il y a toute une partie du processus créatif qui est déjà entamée et que je ne peux pas facturer. Le résultat, c’est que l’entreprise a payé ma prestation 400 euros au lieu de 1 200 en temps normal. Ça lui a permis de réaliser des économies, mais c’est dommage : l’IA propose des choses souvent stéréotypées, qui manquent d’originalité. Elle enferme certains de mes clients dans des directions qui ne leur correspondent pas toujours.
«Mon chiffre d’affaires a donc fondu. De 25 000 euros brut en moyenne, je suis passée à peine 15 000 cette année. J’ai commencé à donner quelques heures de cours à la fac pour compléter mes revenus. Et je songe à une réorientation dans le métier d’éducatrice spécialisée. C’est une pensée douloureuse et angoissante que je ne dois pas être la seule à partager. Sur LinkedIn, cet été, j’ai assisté à une explosion inhabituelle du nombre d’anciens étudiants de ma promo ou d’ex-collègues en recherche d’emploi. Dans le lot, il y avait même un de mes anciens directeurs de stage…»
«La plupart des offres consistaient à entraîner la machine qui nous remplaçait»
David Creuze, 41 ans, traducteur freelance (Lille)
«J’ai vu l’avant et l’après. Je suis traducteur anglais /français depuis 2012. Après une parenthèse de quelques années pour faire un doctorat, je suis revenu sur le marché il y a deux ans. Avec l’IA, tout avait changé. Avant, l’essentiel de mon activité consistait à traduire des jeux vidéo. Quand j’ai voulu reprendre, ça a d’abord été catastrophique .
«Le site de freelance sur lequel je trouvais auparavant des missions ne publiait plus qu’une dizaine de projets par jour, contre une trentaine avant. Et la plupart des offres restantes consistaient à corriger le travail d’un algorithme – autrement dit, à entraîner la machine qui nous remplaçait. De plus, des agences proposaient désormais aux développeurs des traductions faites par IA… à des prix défiants toute concurrence.
«Traduire un jeu, c’est un gros chantier. Le dernier que j’ai fait mobilisait sept personnes : cinq traducteurs et deux relecteurs. Un million de mots, cinq mois de travail. Forcément, pour les studios, l’IA permet des économies. Avec le recul, certains s’en mordent les doigts : les traductions sont franchement mauvaises, les joueurs le remarquent et ça plombe la réputation de certains titres. Pour l’un d’eux, des prompts [les instructions données à l’IA, ndlr] sont même restés dans les dialogues ! Heureusement, certaines agences défendent toujours le métier et revendiquent une traduction 100 % humaine. Cela devient même un argument commercial.
«J’ai mis six mois à retrouver une stabilité. Six mois à penser que c’était fini, que le métier allait disparaître. Je m’étais même lancé dans une reconversion pour devenir développeur. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus optimiste. J’ai réussi à rester traducteur en réorientant mon activité : je traduis des œuvres littéraires. Ce secteur est plus épargné pour de nombreuses raisons : les modèles gardent mal le fil d’une histoire, peinent à maintenir une cohérence, censurent vite les grossièretés et leur style est trop propre. Par exemple, l’IA n’enlève pas le “ne” dans les dialogues, ce qui les rend moins naturels.
«J’ai eu de la chance, j’ai signé un contrat pour un gros projet avec une maison d’édition française. Dans les conditions, il était stipulé que je m’engageais à ne pas utiliser l’IA. Je retravaille enfin avec plaisir. Sans ce désespoir oppressant qui me dit qu’un robot va me piquer mon travail.»
«Mes commandes se sont éteintes du jour au lendemain»
Emmanuelle Orvain, 39 ans, ex-conceptrice rédactrice devenue formatrice (Seine-et-Marne)
«Je vais encore une fois devoir me réinventer… et ça m’épuise. En tant qu’entrepreneuse, ce n’est pas nouveau pour moi. Toutefois, depuis le Covid et maintenant avec l’IA générative, je dois le faire tous les ans. A la longue, je sens que ça peut créer une forme d’usure professionnelle.
«Cela fait quinze ans que je suis à mon compte et pendant treize ans, j’ai été conceptrice rédactrice. Concrètement, j’apportais ma plume à des entreprises pour réaliser les textes sur leurs plaquettes commerciales, leurs sites web, leurs comptes LinkedIn… L’arrivée de ChatGPT en 2023 a amené un changement radical. Mes commandes se sont éteintes du jour au lendemain.
«Une cliente, que je suivais depuis trois ans, m’a expliqué que recourir à l’IA générative était pour elle plus pratique. Ça allait plus vite, ça coûtait moins cher… Je prenais plaisir à faire mon travail, je le faisais bien… Forcément, ça a un peu heurté mon amour-propre. Par la suite, j’ai pu voir ce que l’IA faisait à ma place. J’ai trouvé que les publications qu’elle avait générées sur LinkedIn brassaient de l’air. Pour être une bonne conceptrice rédactrice, il faut de l’esprit de synthèse. Mais il faut aussi apporter une patte personnelle… Là, il n’y avait pas d’âme, ce n’était pas incarné.
«C’était brutal mais ça tombait bien : je voulais faire évoluer mes offres après l’obtention de mon titre de “formateur professionnel d’adultes”. Désormais, je forme des experts à se montrer plus pédagogues. Aujourd’hui, je me questionne beaucoup sur l’avenir de ce métier aussi. Les fonds publics dédiés au secteur ont chuté et mon plan de charge a fondu comme neige au soleil en 2025. Sans moyens, est-ce que l’IA ne risque pas de prendre en partie ma place pour des raisons de performance et d’économie ? Après tout ChatGPT est aussi capable de générer des parcours pédagogiques de façon assez fine. Or, ça fait partie de ce que j’aime faire dans mon métier.
«Je me prépare donc à une énième bifurcation en cohérence avec mon parcours : l’accompagnement de personnes en transition professionnelle… parce que je pense qu’il va y en avoir à la pelle. Reste une question : vers quels métiers les orienter ?»
(1) Le prénom a été modifié.
Merci!


